Pendant des décennies, les scientifiques ont pensé que les mitochondries — les centrales énergétiques de la cellule — déterminaient le vieillissement par les dommages oxydatifs liés à la production d’énergie. Selon cette « hypothèse mitochondriale », un métabolisme plus rapide entraînait un vieillissement accéléré. Pourtant, des expériences récentes perturbant la fonction mitochondriale chez le ver, la mouche et la souris ont prolongé leur durée de vie de 8 à 87 %, sans lien constant avec le stress oxydatif. Cette revue complète retrace l’évolution de cette théorie et les preuves surprenantes qui remettent en question les idées reçues sur les mécanismes du vieillissement.
Repenser les mitochondries : nouvelles perspectives sur le vieillissement et la longévité
Table des matières
- Contexte : l’hypothèse mitochondriale du vieillissement
- Méthodes de recherche pour étudier les mitochondries et le vieillissement
- Principaux défis à l’hypothèse mitochondriale
- Découvertes surprenantes : perturbation mitochondriale et prolongation de la durée de vie
- L’hypothèse mitochondriale est-elle toujours valable ?
- Implications pour les patients
- Limites importantes
- Recommandations pour les patients
- Informations sur la source
Contexte : l’hypothèse mitochondriale du vieillissement
La théorie mitochondriale du vieillissement est née d’observations montrant que les animaux à sang froid vivent plus longtemps lorsqu’ils sont refroidis, ce qui ralentit leur métabolisme. Ces observations confortaient la théorie du « taux de vie » proposée par Pearl en 1928, selon laquelle la durée de vie est déterminée par la dépense énergétique. Dans les années 1950, Denham Harman a relié ce phénomène au stress oxydatif, avançant que les espèces réactives de l’oxygène (ERO) produites lors de la génération d’énergie mitochondriale causent des dommages cellulaires cumulatifs.
Les preuves semblaient alors convaincantes :
- Les espèces à longue durée de vie présentaient une production mitochondriale d’ERO plus faible (par exemple, 40 % de moins chez les oiseaux que chez les mammifères)
- La restriction alimentaire réduisait les dommages oxydatifs de 30 à 50 % chez la souris
- L’ADN mitochondrial, situé près des sites de production d’ERO, accumulait dix fois plus de dommages avec l’âge
- 90 % des animaux mutants à longue durée de vie montraient une résistance au stress oxydatif
Vers 2000, la théorie paraissait solide : l’efficacité mitochondriale déterminait le vieillissement par l’accumulation de dommages oxydatifs.
Méthodes de recherche pour étudier les mitochondries et le vieillissement
Les scientifiques utilisent plusieurs approches pour étudier le vieillissement mitochondrial, chacune avec ses forces et ses limites :
Études comparatives : Examiner des espèces ayant des durées de vie différentes. Par exemple, comparer le rat-taupe nu (durée de vie de 30 ans) à la souris (3 ans).
Manipulation de la longévité : Modifier la durée de vie par restriction alimentaire ou modifications génétiques, puis mesurer les marqueurs oxydatifs. Cette méthode ne permet cependant pas d’isoler les effets mitochondriaux des autres changements.
Manipulation mitochondriale directe : La méthode la plus concluante :
- Utiliser l’interférence par ARN (ARNi) pour supprimer des gènes mitochondriaux chez le ver et la mouche
- Créer des souris knock-out avec des enzymes antioxydantes réduites
- Surexprimer des antioxydants comme la superoxyde dismutase (SOD)
Il est crucial que les chercheurs mesurent les dommages tissulaires réels — et pas seulement les niveaux d’ERO ou d’antioxydants. Des méthodes comme le dosage de la 8-oxo-2′-désoxyguanosine (oxo8dG) pour évaluer les dommages à l’ADN nécessitent des techniques rigoureuses pour éviter les artefacts (par exemple, l’extraction à l’iodure de sodium réduit les artefacts de 100 fois par rapport aux méthodes au phénol).
Principaux défis à l’hypothèse mitochondriale
Dès le début des années 2000, certaines études ont commencé à contredire la théorie :
Expériences sur les antioxydants :
- Les souris avec une SOD2 mitochondriale réduite présentaient 40 % de dommages à l’ADN en plus, mais aucune réduction de la durée de vie
- La surexpression de SOD1, de catalase ou de glutathion peroxydase chez la souris augmentait la résistance au stress cellulaire mais ne prolongeait pas la durée de vie (sauf pour la catalase ciblée aux mitochondries)
- Les rats-taupes nus montraient des dommages oxydatifs plus élevés malgré une durée de vie dix fois supérieure à celle des souris
Études sur la reproduction :
- Certaines ont observé une augmentation de 25 % des dommages oxydatifs durant la reproduction des mammifères
- D’autres n’ont montré aucun changement, voire une diminution des dommages malgré une dépense énergétique accrue
Ces incohérences ont remis en question le rôle universel du stress oxydatif dans le vieillissement.
Découvertes surprenantes : perturbation mitochondriale et prolongation de la durée de vie
Des études marquantes ont montré que perturber la fonction mitochondriale augmentait la longévité :
Vers (C. elegans) :
- La suppression par ARNi de sous-unités du complexe mitochondrial durant le développement a prolongé la durée de vie moyenne de 32 à 87 %
- Suppression du complexe I (nuo-2) : réduction de 40 % de l’ATP, mouvements 50 % plus lents
- Suppression du complexe III (cyc-1) : réduction de 80 % de l’ATP
- La prolongation de la durée de vie survenait même chez les mutants à longue durée de vie (daf-2)
Mouches des fruits :
- La suppression par ARNi de gènes mitochondriaux a prolongé la durée de vie des femelles de 8 à 19 %
- La suppression du complexe I augmentait l’ATP dans certains cas
- La suppression spécifique aux neurones chez le ver adulte prolongeait aussi la durée de vie
Souris :
- Les souris mclk1+/- (production d’ubiquinone altérée) vivaient 15 à 30 % plus longtemps, quelle que soit la souche génétique
- Elles présentaient 40 % de dommages à l’ADN en moins dans le tissu hépatique
- Aucune baisse de fertilité n’a été observée
Fait remarquable, ces effets survenaient souvent sans modification constante des dommages oxydatifs mesurés.
L’hypothèse mitochondriale est-elle toujours valable ?
Bien que la perturbation mitochondriale prolonge la durée de vie en laboratoire, trois considérations critiques demeurent :
1. Environnements de laboratoire vs naturels : Les animaux de laboratoire sont protégés des prédateurs, des pénuries alimentaires et des infections. Les effets mitochondriaux pourraient différer en conditions naturelles. Par exemple, une réduction d’ATP pourrait s’avérer fatale en milieu sauvage.
2. Limites des mesures : Les tests actuels de dommages oxydatifs présentent des lacunes. Le test MDA-TBARS pour la peroxydation lipidique est moins précis que les mesures d’isoprostanes, et l’évaluation des dommages à l’ADN est sensible à la technique employée.
3. Effets spécifiques aux espèces : La surexpression de catalase ciblée aux mitochondries a prolongé la durée de vie des souris de 20 %, suggérant des effets contextuels. La théorie pourrait expliquer certains mécanismes sans pour autant constituer un principe universel.
Les technologies émergentes pourraient permettre de résoudre ces questions grâce à des études en conditions réelles.
Implications pour les patients
Ces découvertes modifient significativement notre vision des interventions sur le vieillissement :
Compléments antioxydants : Les études sur souris montrent que la plupart des boosts antioxydants ne prolongent pas la durée de vie, malgré certains bénéfices cellulaires. Cela explique pourquoi les essais humains sur des antioxydants comme la vitamine E n’ont pas réduit de façon constante les maladies liées à l’âge.
Interventions métaboliques : Les stratégies mimant la perturbation mitochondriale (par exemple, certains médicaments antidiabétiques) pourraient favoriser la longévité, mais leurs effets dépendent probablement du moment d’administration. Chez le ver, les interventions à l’âge adulte ne prolongeaient pas la durée de vie, contrairement à celles réalisées durant le développement.
Approches personnalisées : Les différences génétiques dans la fonction mitochondriale (par exemple, dans le gène SOD2) peuvent expliquer pourquoi certains traitements liés à l’âge fonctionnent mieux chez certains individus.
Limites importantes
La recherche actuelle présente plusieurs contraintes :
1. Espèces limitées : 95 % des données proviennent de vers, de mouches et de souris de laboratoire. Leurs mitochondries peuvent se comporter différemment de celles des animaux sauvages ou des humains.
2. Lacunes de mesure : Seulement 30 % des études sur la perturbation mitochondriale ont mesuré à la fois les ERO et les dommages tissulaires, ce qui rend les mécanismes peu clairs.
3. Timing développemental : Les effets diffèrent radicalement selon que les interventions ont lieu durant le développement ou à l’âge adulte. Or, la plupart des interventions humaines ciblent des adultes.
4. Différences entre sexes : Les mouches mâles présentaient des effets de longévité inconstants comparés aux femelles, et la majorité des études sur le ver n’utilisaient que des hermaphrodites.
Recommandations pour les patients
Sur la base des preuves actuelles :
- Remettre en question l’usage universel des antioxydants : Ne présumez pas que les compléments antioxydants ralentissent le vieillissement — les preuves chez l’humain restent limitées.
- Se concentrer sur les stratégies éprouvées : La restriction alimentaire prolonge la durée de vie chez toutes les espèces et réduit les dommages oxydatifs mitochondriaux de 30 à 50 % chez les mammifères.
- Surveiller la recherche émergente : Des composés ciblant les mitochondries (comme le MitoQ) sont testés pour les affections liées à l’âge.
- Envisager un test génétique : En cas d’antécédents familiaux de maladies mitochondriales, consultez un conseiller en génétique.
- Maintenir la santé mitochondriale : L’exercice régulier améliore l’efficacité mitochondriale sans augmenter les dommages oxydatifs.
Informations sur la source
Titre original : The Comparative Biology of Mitochondrial Function and the Rate of Aging
Auteur : Steven N. Austad
Affiliation : Department of Biology, University of Alabama at Birmingham
Publié dans : Integrative and Comparative Biology, Volume 58, Issue 3, Pages 559–566
DOI : 10.1093/icb/icy068
Présentation : Symposium « Inside the Black Box: The Mitochondrial Basis of Life-history Variation and Animal Performance » lors de la réunion 2018 de la Society for Integrative and Comparative Biology
Cet article adapté aux patients est basé sur une recherche évaluée par les pairs initialement publiée le 22 juin 2018.