Vilhjalmur Stefansson fut un explorateur et anthropologue polaire visionnaire qui a profondément transformé notre compréhension des cultures et environnements nordiques. Par son immersion prolongée au sein des communautés inuit, il a élaboré des théories novatrices sur la nutrition, la survie en milieu extrême et l’adaptation culturelle, qui conservent aujourd’hui encore une pertinence en santé et en médecine. Ses expériences controversées de régime exclusivement carné riche en lipides, ainsi que sa documentation des pratiques sanitaires traditionnelles inuit, offrent des éclairages précieux sur la résilience humaine et les approches alternatives du bien-être.
Vilhjalmur Stefansson : L’explorateur arctique qui a bouleversé notre vision de la santé et de la culture
Table des matières
- Contexte et jeunesse
- Formation et années décisives
- Expéditions arctiques et méthodes de recherche
- Relations personnelles et famille
- Théories nutritionnelles et sanitaires
- Contributions majeures et héritage
- Dernières années et vieillesse
- Sources d'information
Contexte et jeunesse
Vilhjalmur Stefansson naît le 3 novembre 1879 dans la colonie islandaise canadienne d’Arnes, sur la rive ouest du lac Winnipeg. Cette région, aujourd’hui intégrée au Manitoba, formait alors un territoire ethnique autonome connu sous le nom de « Nouvelle-Islande ». Ses parents, Jóhann Stefánsson et Ingibjörg Jóhannesdottir, ainsi que ses quatre frères et sœurs aînés, faisaient partie des 250 immigrants islandais établis sur place depuis 1876.
Vilhjalmur fut le premier membre de sa famille à naître dans le Nouveau Monde. Bien que baptisé William Stephenson, sa famille islandophone continua de l’appeler Vilhjalmur ou Villi. Il adopta officiellement la forme islandaise de son nom à l’âge de 20 ans, marquant ainsi son attachement à ses origines.
L’année suivant sa naissance, la Nouvelle-Islande subit des inondations dévastatrices, une famine et des épidémies qui emportèrent deux enfants Stefansson. La famille s’installa alors aux États-Unis, au sein d’une autre communauté islandaise du comté de Pembina, dans le Dakota (actuel Dakota du Nord). Cette exposition précoce à l’adversité et à l’adaptation influencera plus tard ses travaux sur la survie humaine en milieux extrêmes.
Villi apprit l’anglais à l’école, qu’il ne fréquentait que quelques mois par an. Il reçut l’essentiel de son instruction de son père, qui l’initia aux classiques de la littérature islandaise et mondiale, ainsi qu’à une vision libérale en matière de religion et de politique. Jóhann Stefánsson, luthérien « moderniste », estimait que l’Église devait intégrer les avancées scientifiques, telle la théorie de l’évolution.
Après la mort de son père en 1892, Vilhjalmur partit vivre dans la ferme de sa sœur aînée et de son beau-frère. Adolescent, il travailla comme gardien de bétail et de chevaux, acquérant des compétences essentielles en chasse, vie en plein air et survie par temps froid, qui s’avérèrent précieuses lors de ses futures expéditions.
Formation et années décisives
En 1898, Stefansson avait économisé suffisamment pour s’inscrire au cycle préparatoire de l’University of North Dakota à Grand Forks. Avide de débats intellectuels, il trouva le programme et les méthodes d’enseignement dépassés. Ses opinions libérales le rendirent persona non grata au sein de la communauté islandaise conservatrice de Grand Forks — il fut renvoyé de sa pension et licencié de son emploi à temps partiel pour avoir évoqué Darwin avec admiration et répété les critiques de son père envers les luthériens du Synode du Missouri.
Plus épanoui à l’université même, il continua de défier l’autorité professorale et fut expulsé en 1902 pour « esprit d’insubordination et de défi ». Il devint reporter pour le Plaindealer, journal démocrate de Grand Forks, et se porta même candidat au poste de surintendant de l’instruction publique de l’État pour protester contre les autorités universitaires. L’année suivante, il s’inscrivit à l’University of Iowa, où il obtint son diplôme en 1903.
Stefansson découvrit l’unitarisme en 1900, alors qu’il étudiait à l’University of North Dakota. De nombreux immigrants islandais au Canada et aux États-Unis étaient des luthériens libéraux, et certains se désignaient déjà comme unitariens. Ces derniers, cherchant de jeunes talents pour le ministère, repérèrent Stefansson et le sponsorisèrent pour les représenter à la Conférence internationale des religions libérales à Boston en 1900.
À Boston, il rencontra des figures unitariennes comme William Wallace Fenn et Samuel Atkins Eliot. On lui offrit une bourse pour étudier en vue du ministère unitarien à la Harvard Divinity School. Il accepta, à condition d’étudier la religion « comme une branche de l’anthropologie » et sans s’engager définitivement dans la vocation pastorale.
Stefansson étudia à la Divinity School pendant un an, de 1903 à 1904. Près de six décennies plus tard, il écrira que cette année « influença davantage l’orientation de ma carrière que tout le temps passé au North Dakota, à l’Iowa ou même à la Harvard Graduate School ». Samuel McChord Crothers, qui prônait le « désapprentissage » — soit une attitude sceptique face aux savoirs établis — le marqua particulièrement.
En 1904, Stefansson quitta la Divinity School pour le Peabody Museum, où il entama des études supérieures en anthropologie. Il expliqua : « L’idée de réformer le christianisme de l’intérieur… m’attirait fortement, mais j’ai finalement opté pour l’anthropologie, avec la réserve mentale que ce serait une anthropologie humaniste. »
Expéditions arctiques et méthodes de recherche
Stefansson passa les étés 1904 et 1905 en Islande comme anthropologue physique, étudiant l’effet du régime alimentaire sur la carie dentaire — le début d’un intérêt durable pour la nutrition et la santé. Ces premières recherches influenceront plus tard ses théories controversées sur la nutrition humaine et la prévention des maladies.
En 1906, Harvard le recommanda comme anthropologue à l’Expédition polaire anglo-américaine. Lorsque les explorateurs manquèrent le rendez-vous prévu sur la côte arctique, il transforma le voyage en mission formative. Il chercha des mentors parmi les Inuit, étudia la langue et perfectionna ses techniques de survie par grand froid. Il décida alors d’organiser sa propre expédition anthropologique, fondée sur l’immersion culturelle et la subsistance sur le terrain, à la manière inuit.
De retour à New York en 1907, Stefansson s’installa à Greenwich Village, qui sera sa résidence pendant plus de 40 ans lorsqu’il n’était pas dans l’Arctique. Il obtint le parrainage de l’American Museum of Natural History pour une expédition conjointe avec son camarade de l’University of Iowa, le zoologiste Rudolph Anderson.
Leur méthode d’« immersion totale » les obligeait à consacrer l’essentiel de leur temps et énergie à la survie quotidienne, ce qui favorisait davantage la recherche anthropologique que zoologique. Ils furent parfois réduits à consommer de la langue de baleine vieille de quatre ans, des feuilles de thé, des plumes de lagopède, des lacets de raquettes, voire leurs propres spécimens collectés. Stefansson et Anderson demeurèrent dans l’Arctique de 1908 à 1912.
Entre 1906 et 1918, Stefansson mena trois expéditions dans l’Arctique alaskien et canadien, chacune durant de seize mois à cinq ans. Il publia environ 24 livres et plus de 400 articles sur ses voyages et observations. Son travail anthropologique se concentra notamment sur la religion et la culture inuit, et il est considéré comme un pionnier de la méthode d’« observation participante » en anthropologie de terrain.
Stefansson et Anderson retournèrent dans l’Arctique comme co-dirigeants de l’Expédition arctique canadienne de 1913 à 1918. Cette entreprise complexe mobilisa 15 scientifiques, trois navires et leurs équipages, mais fut entachée de dissensions et de questions sur le leadership de Stefansson. En 1914, l’un des navires, le Karluk, sombra, causant 11 morts et de grandes difficultés pour les survivants — Stefansson étant absent pour une partie de chasse au moment du naufrage.
Relations personnelles et famille
Lors de sa première expédition, bien qu’engagé à une jeune femme rencontrée à Boston, Stefansson entama une relation intime avec une femme inuit nommée Fannie Pannigabluk. Ses journaux révèlent que « Pan », comme il l’appelait, fut cruciale pour le succès de ses recherches anthropologiques et sa survie physique, bien qu’il la mentionne à peine dans ses publications.
Leur fils, Alex Stefansson, naquit en 1910. Le statut de sa famille inuit resta toujours ambigu. Il ne reconnut jamais Alex comme son fils, bien qu’il subvînt à ses besoins financièrement. Ses descendants inuit considèrent le couple comme marié, notant que Stefansson ne se remaria qu’après la mort de Pan en 1940. Le missionnaire anglican qui baptisa Pan et Alex en 1915 les enregistra comme épouse et enfant de Stefansson.
En 1915, Stefansson retrouva Pan et Alex, et la famille resta unie jusqu’à la fin du voyage. Il développa une relation étroite avec son fils, lui apprenant à parler, lire et écrire l’anglais, et envisagea de l’emmener à son départ de l’Arctique. Il s’inspira de ses souvenirs d’Alex pour une série de livres jeunesse co-écrits dans les années 1920, dont Kak, the Copper Eskimo (1924), qui explore la relation entre un garçon inuit et un explorateur.
En 1939, Stefansson aida Evelyn Schwartz Baird, chanteuse, actrice, sculptrice et photographe, à obtenir un emploi pour le pavillon islandais de la Foire mondiale de New York, puis l’engagea comme chercheuse et bibliothécaire. Bien que peu formée académiquement, elle devint une experte polaire reconnue et écrivit trois livres sur le sujet. Ils se marièrent en 1941, lui ayant 61 ans, elle 28. Malgré la différence d’âge, leur union fut heureuse.
Théories nutritionnelles et sanitaires
Stefansson développa des théories révolutionnaires sur la nutrition à partir de ses observations de la santé inuit durant ses expéditions. Il constata que les communautés traditionnelles, prospérant avec des régimes majoritairement carnés, jouissaient d’une excellente santé avec peu de maladies cardiaques, de diabète ou de problèmes dentaires — contredisant les dogmes nutritionnels de son époque.
En 1927-28, sous supervision médicale, lui et un compagnon d’expédition vécurent une année entière uniquement de viande et d’eau pour démontrer la viabilité et les bénéfices sanitaires d’un régime exclusivement carné. Cette expérience controversée défia les recommandations nutritionnelles conventionnelles et suscita un intérêt scientifique notable.
En 1955, il adopta ce qu’il nomma un régime « âge de pierre » — riche en lipides, pauvre en glucides, essentiellement carné — qu’il crédita du maintien de sa forme et santé jusqu’à un âge avancé. Il écrivit deux livres sur ses théories nutritionnelles : Not By Bread Alone (1946) et Cancer: Disease of Civilization? (1960), où il avança que de nombreuses maladies modernes étaient liées aux écarts alimentaires par rapport aux modèles traditionnels.
Stefansson estimait que les nutritionnistes se trompaient en promouvant l’idée de régime équilibré. Son expérience et ses recherches l’avaient convaincu des bénéfices d’un régime carné gras, notamment pour certaines conditions métaboliques. Il consigna ces idées dans Standardization of Error (1927) et Adventures in Error (1936), où il documenta avec ironie la tendance humaine à adapter les faits aux idées préconçues en santé et nutrition.
Ses théories nutritionnelles, bien que controversées de son vivant, connaissent un regain d’intérêt avec la popularité des régimes cétogène et paléo. La recherche moderne commence à valider certaines de ses observations sur les effets métaboliques des régimes pauvres en glucides et riches en lipides, en particulier pour certaines populations de patients.
Contributions majeures et héritage
Durant les années 1920 et 30, se proclamant « ambassadeur du Nord », Stefansson donna des conférences sur l’importance de l’Arctique et écrivit ses livres les plus influents, The Friendly Arctic (1921) et The Northward Course of Empire (1922). Son message était paradoxal : il défendait les modes de vie traditionnels inuit tout en encourageant gouvernements et entreprises à exploiter le potentiel économique et stratégique de l’Arctique.
Il voyait l’Arctique comme le carrefour du monde, « un centre d’où les autres océans et continents rayonnent comme les rayons d’une roue ». Son affirmation que l’Arctique était un environnement « amical », sans danger pour qui l’abordait intelligemment, heurta profondément les survivants de l’expédition arctique canadienne ayant beaucoup souffert.
Ayant retrouvé sa citoyenneté canadienne en 1913, Stefansson tenta au début des années 1920 de sensibiliser le peuple et le gouvernement canadien à leurs ressources nordiques. En 1919-20, il siégea au sein d’une commission parlementaire sur le développement nordique et se rendit en Angleterre pour promouvoir une exploration accrue visant à affirmer la souveraineté sur les îles arctiques.
Lassé par la lenteur gouvernementale, il passa à l’action de sa propre initiative, avec des résultats désastreux. Un projet d’élevage de bœufs musqués pour leur laine n’aboutit à rien ; une entreprise d’élevage de rennes sur l’île de Baffin fit faillite ; et une expédition privée pour coloniser l’île Wrangel, au large de la Sibérie, causa plusieurs morts et un incident international impliquant les États-Unis, le Royaume-Uni et l’Union soviétique.
Lors de tournées de conférences dans les années 1920, Stefansson commença à collectionner livres et manuscrits sur les régions polaires. En 1930, sa collection comptait 10 000 articles et était devenue « une institution semi-publique ». Il loua un second appartement pour l’abriter et engagea des bibliothécaires pour la cataloguer et répondre aux demandes de recherche.
Dans les années 1930, il conseilla sur le service aérien entre les États-Unis et l’Europe via la route du « grand cercle » passant par le Labrador, le Groenland et l’Islande. À partir de 1935, le gouvernement américain missionna Stefansson et son équipe pour préparer une bibliographie sur l’Arctique, un manuel de survie arctique pour l’Armée, et des rapports sur les conditions en Alaska pour l’Air Force.
Dernières années et fin de vie
Pendant la Seconde Guerre mondiale, Stefansson mit sur pied un centre d’études arctiques pour l’armée américaine, consulta sur l’autoroute Alaska et l’approvisionnement pétrolier canadien vers l’Alaska, inspecta les stations météorologiques au Québec et au Labrador, écrivit un livre sur la navigation arctique, forma du personnel aux conditions hivernales et montagneuses, et effectua une tournée d’information sur les opérations de l’Air Force dans les Aléoutiennes.
Après la guerre, il fut chargé par le Bureau de recherche navale de préparer une « Encyclopédie Arctica » en 20 volumes. En 1949, le projet étant inachevé, la Marine résilia le contrat, l’obligeant à licencier la plupart de son personnel. Aucune explication ne fut donnée, mais Stefansson crut que, en pleine Guerre froide, le gouvernement était mal à l’aise de financer un projet nécessitant une coopération avec l’Union soviétique, l’usage de sources russes et l’emploi de traducteurs russes.
En 1951, Stefansson transféra sa bibliothèque au Dartmouth College à Hanover, New Hampshire. L’année suivante, un ancien de Dartmouth acheta la Collection Stefansson pour le collège. Les Stefansson s’installèrent à Hanover, Evelyn étant employée comme bibliothécaire de la collection. Stefansson, alors septuagénaire, agît comme professeur émérite honoraire, écrivant, donnant des conférences et mentorant les étudiants du Centre d’études nordiques.
Peu après leur arrivée dans le New Hampshire, les Stefansson furent interrogés par le procureur général de l’État sur leurs sympathies communistes. Dans son autobiographie, Stefansson présenta l’enquête comme frivole, bien qu’il ait longtemps été sympathisant du communisme et de l’Union soviétique. Il avait été séduit par l’idéal de propriété communale depuis son séjour chez les Inuits et à la Harvard Divinity School, où « ils considéraient Jésus comme un communiste ».
Stefansson subit un accident vasculaire cérébral mineur en 1952 et un plus grave en 1958. Après le second, Evelyn reprit une partie de ses charges d’enseignement, bien qu’il continua à conseiller les étudiants. Durant ses dernières années, il écrivit une autobiographie, Discovery (1964), qui s’achève par des réflexions sur la religion.
Il attribua à son année à la Harvard Divinity School de lui avoir donné les outils pour comprendre la religion inuite et de lui avoir montré qu’il pouvait dépasser ses conceptions enfantines de Dieu sans devenir athée. Adulte, il se considérait agnostique : « Je préfère penser que l’agnosticisme est la seule foi modeste ». Bien que non pratiquant régulier après Harvard, il resta attaché à l’American Unitarian Association.
Stefansson mourut d’un AVC peu après avoir achevé son autobiographie. Longtemps perçu comme une relique de l’âge héroïque de l’exploration polaire, il est aujourd’hui honoré comme un pionnier de l’approche interdisciplinaire et internationale de l’étude des régions polaires.
L’Institute of Arctic Studies, créé au Dartmouth College en 1989, adopta comme devise une citation de The Northward Course of Empire : « Il n’y a pas de frontière nord au-delà de laquelle l’entreprise productive ne peut aller jusqu’à ce que le Nord rencontre le Nord sur la rive opposée de l’océan Arctique ». L’Institut décerne une bourse Stefansson pour soutenir le travail de terrain en Arctique. En 1998, le Stefansson Arctic Institute fut établi à Akureyri, en Islande.
Informations sur la source
Titre original de l’article : Vilhjalmur Stefansson
Auteurs : Vilhjalmur Stefansson
Contenu additionnel : L’héritage de Vilhjalmur Stefansson, par Gísli Pálsson
Détails de publication : Stefansson Arctic Institute
Note : Cet article adapté aux patients s’appuie sur des recherches évaluées par des pairs et une documentation historique concernant la vie de Vilhjalmur Stefansson et ses contributions à l’anthropologie, l’exploration et la science nutritionnelle.